Le voyage d’une psychomotricienne dans les mondes numériques
Embarquement
Depuis plusieurs
décennies, une véritable révolution numérique s’est opérée.
La télévision, les jeux vidéo, les portables, les tablettes...
font désormais partie intégrante de notre environnement. Les
patients et leur proches que nous rencontrons y sont quotidiennement
confrontés. Aussi le rapport aux mondes numériques nous questionne
de plus en plus dans notre pratique de psychomotricien.
En tant que
professionnels du jeu
La question des jeux
vidéo est souvent sujette à controverse au sein de la profession,
et pour cause : pour le non initié, ils peuvent paraître bien
éloignés de tout ce qu’il connaît jeu, qui reste l’une de nos
médiations privilégiées.
En tant que
professionnels du corps et de la relation
Convaincus de la
nécessité de l’expérience motrice, sensorielle et relationnelle,
le rapport aux écrans nous interroge d’autant plus qu’il peut
donner l’impression d’effacer le corps et la relation à soi et à
l’autre derrière une surcharge de stimulations.
Dans la guidance
parentale et l’accompagnement de nos patients
Les enfants que nous
rencontrons, leurs parents mais aussi les patients plus âgés nous
interrogent sur leurs usages des écrans, et il n’est pas toujours
facile de les guider vers les bonnes pratiques.
Dans les possibilités
et les limites de nos pratiques
Les nouvelles technologies, avec
l’engouement qu’elles suscitent, nous amènent à nous interroger
sur leur utilisation dans le soin, leurs intérêts et leurs limites.
Toutes ces questions, à la fois
riches, complexes et toujours plus actuelles, méritent d’être
pensées et élaborées pour aider chacun à trouver ses propres
réponses et à se positionner dans sa pratique. Au détour de quatre
articles, je vous propose quelques pistes de réflexion nourries par
mon regard de psychomotricienne. Embarquons dès maintenant dans un
grand voyage autour des mondes numériques !
Le voyage d’une psychomotricienne dans les mondes numériques
Première escale : Le
monde des jeux vidéo
A propos des jeux vidéo,
nous pourrions être tenté de les classer dans une catégorie à
part tant l’expérience ludique qu’ils proposent peut sembler
singulière. Aussi cette première escale vous propose une
redécouverte des jeux vidéo en revenant à leurs fondamentaux,
autrement dit...
Les jeux vidéo sont
d’abord des jeux !
Si le rappeler peut sembler bien futile, il est intéressant de se
demander en quoi les jeux vidéo sont des jeux, et de revenir à la
définition même de ce qu’est le jeu.
Étymologiquement, le terme de “jeu” vient du mot latin “jocus”
signifiant “badinage”, “plaisanterie” : les jeux sont donc
fait pour s’amuser. La majorité des jeux vidéo sont pensés dans
cette logique.
Selon le Petit Robert édition 2011, il s’agit d’une “activité
physique ou mentale purement gratuite, qui n'a, dans la conscience de
la personne qui s'y livre, d'autre but que le plaisir qu'elle
procure.” Il est également important de rappeler que ce qui fait
le jeu, ce n’est pas son support : un bâton reste un bâton tant
que nous ne sommes pas dans un certain état d’esprit permettant
d’en faire une épée. De la même façon, un univers numérique
n’est qu’un film interactif si le joueur ne se prête pas au jeu.
Jouer est donc un état d’esprit dans lequel nous nous plongeons
par simple plaisir.
Mathieu Triclot1 en citant
Roger Caillois propose six conditions au jeu permettant cet état
d’esprit : être libre (on joue pas sous la contrainte), être
séparée (le jeu se déroule dans un espace et un temps délimité),
être incertain (il n’y a aucun plaisir à jouer si tout est déjà
tracé), être improductif (on ne joue pas pour produire quelque
chose mais pour s’amuser), être fictif (le jeu se déroule dans la
réalité de notre imaginaire) et être réglé (les règles du jeu
suspendant les lois de notre réalité).
L’absence de l’une de ces conditions empêche le déroulement du
jeu et notre oeil clinique peut ainsi distinguer l’enfant qui joue
de celui qui ne joue pas. Par exemple, dans le cas des conduites
stéréotypées, le jeu répétitif n’est ni incertain, ni fictif,
ni séparé de la réalité. Les mêmes règles peuvent être
appliquées aux jeux vidéo.
Les jeux vidéo, des jeux complets !
Il existe dans les jeux
vidéo le gameplay, terme qui n’a pas son équivalent en
français mais qu’on appelle le plus souvent la “jouabilité” :
il s’agit à la fois de la façon de se mouvoir, d’interagir dans
l’environnement virtuel et des règles et lois “physiques” qui
régissent l’univers dans lequel se déroule un jeu.
Voici un terme
intéressant qui fait écho à deux notions de Winnicott que nous
connaissons bien : le play, jeu qui se déploie librement (jeu
spontané, imaginaire, symbolique) et le game, jeu à règles.
La part de liberté qui est laissée au joueur est plus ou moins
importante selon les jeux mais peut aller jusqu'au monde ouvert dans
lequel le joueur peut se déplacer et agir selon ses envies. Ainsi,
on perçoit dans ce terme de gameplay la combinaisons du jeu
spontané et du jeu à règles dans les jeux vidéo. Mais allons
encore plus loin dans l’analyse.
Nous parlions précédemment d’une expérience de jeu bien singulière que celle du jeu vidéo. Ainsi, l’espace de jeu est contenu et matérialisé sur un écran. Le joueur mobilise un “avatar”, personnage ou objet qu’il contrôle, autrement dit son “corps virtuel”. Et tout comme le nouveau né, le joueur novice se retrouve projeté dans un espace soumis à des règles nouvelles. Il faut réapprendre à bouger, à se déplacer, à interagir avec ce qui nous entoure dans ce corps virtuel. Les stimulations visuelles (interface de jeu, décor...), auditives (musiques de fond, bruits d’alerte...) et tactiles (utilisation de la manette ou de la souris) doivent s’organiser pour permettent la coordination oculo-manuelle et, au croisement des différentes informations, la transmodalité. L’accordage avec l’avatar se fait de plus en plus précis et permet au jeu de se déployer. Ainsi, la pratique du jeu vidéo passe par une phase sensori-motrice, première étape de développement du jeu chez l’enfant.
Dans un second temps, les
jeux vidéo mobilisent la sphère symbolique. Le terme “virtuel”
est intéressant. Si on l’emploie volontiers à propos des écrans,
c’est d’abord un phénomène inhérent au psychisme : il s’agit
de la représentation qu’on se fait d’un futur possible, avant
que la réalité vienne l’actualiser. L’homme a ainsi créé des
images pour “confronter les représentations que son esprit se fait
du monde à la réalité.“ 2
Autrement dit, les images sont des représentations physiques,
tangibles de nos représentations psychiques. Les jeux vidéo étant
eux-même des “images interactives”, la représentation de notre
vécu (angoisses, agressivité, relation aux autres…) est d’autant
plus efficace qu’ils permettent de le mettre en scène. Le jeu
vidéo fait ainsi office de “pâte à modeler numérique” 3
: il permet de prendre de la distance avec le réel, en symbolisant
et en s’observant symboliser, pour s’éprouver par le “faire
semblant” dans d’autres dimension de la réalité et ainsi mieux
intégrer son vécu.
Enfin, les jeux vidéo
sollicitent la sphère sociale. Comme le disait Yann LEROUX, « jouer
à un jeu vidéo, c'est jouer avec quelques-uns et contre quelques
autres. » 4 Il y a donc une
idée de rencontre, de coopération, de compétition. Le sentiment
d’appartenance à un groupe amène une reconnaissance mutuelle
entre les pairs et renforce le sentiment identitaire, l’entraide,
le partage des connaissances, des compétences et des valeurs des uns
avec les autres. C’est particulièrement flagrant dans les jeux en
ligne tels que les MMORPG (jeux vidéo massivement multijoueurs) où
les joueurs font connaissance dans le jeu et progressent ensemble. Et
petit à petit, des échanges peuvent naître en dehors du jeu et
amener les joueurs à se rencontrer dans la vraie vie. En ce sens, le
jeu vidéo rassemble ses participants, au même titre que le sport ou
tout autre activité.
Nous avons redécouvert
les jeux vidéo en tant que jeu, mais nous pourrions nous demander :
et le joueur dans tout ça ? Mais quelle relation à lui-même, à
son corps, à son identité expérimente-t-il ? Nous découvrirons
cet aspect dans notre prochaine escale.
Article par Aurélie Bergeon, psychomotricienne.
Bibliographie
1/ TRICLOT M. (2011), Philosophie des jeux vidéo, Paris, La Découverte, p.46
2/ BACH J.F., HOUDE O., LENA P., TISSERON S. (2013), L'enfant et les écrans. Un avis de l'Académie des sciences, Paris, Le Pommier, p.101
3/MISSONNIER S., STORA
M., TISSERON S. (2006), L'enfant au risque du virtuel, Paris,
Dunod, p. 45
4/LEROUX Y. (2012),
Les jeux vidéo, ça rend pas idiot, Limoges, FYP édition,
p. 58
Très intéressant. Je fais partie de ces personnes sceptiques face aux jeux vidéos. Je serais heureuse de lire la suite... :)
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